CHAPITRE VIII
Les dernières mèches de cheveux tombèrent sur le sol, mêlant leur couleur à celle de la poussière. L’Errant regarda un instant la demi-lame de rasoir qu’il tenait entre le pouce et l’index, haussa les épaules, souffla sur le tranchant et entreprit de rendre son crâne aussi lisse qu’un œuf. Au fur et à mesure de l’opération, délicate et douloureuse, il sentait l’énervement le gagner. Un mince filet de sang coula sur son front, s’attarda un instant, rutilant sur l’arcade et s’écrasa sur sa pommette.
***
Blue était surexcité. Il s’agitait autour de la carte, très approximative, de la Cité qu’il avait déployée sous les yeux des chefs de clans. Il avait insisté à plusieurs reprises sur l’étonnante faculté des Néons à se regrouper lorsqu’un point quelconque du Mur était attaqué. Visiblement, La Lame et Rubis, les deux Bouleurs et les Youves, bien que restant à distance, étaient passionnés par l’exposé. Blue savait faire vibrer en eux la fibre du Combattant. Seuls les Skins continuaient à glousser dans leur coin, se désintéressant apparemment du projet de Blue. Les Skins étaient de véritables gosses, mais leurs farces s’avéraient souvent sanglantes. La provocation leur était naturelle, un signe de santé, et, malgré leurs ricanements incessants, j’avais la très nette impression qu’ils écoutaient attentivement les explications de Blue. Si les Youves étonnaient par leur propreté, les Skins, eux, surprenaient par leur puérilité. Physiquement, ils avaient tous l’air à peine adolescent, le bouton facile et l’œil vicieux. Pas demeurés, non, mais gosses. Y avait une nuance. Il y a bien longtemps qu’on avait renoncé à les prendre pour des charlots. La dent de lait, chez les Skins, elle poussait dure. Et pointue.
— Les Musuls se croyaient trop forts, expliquait Blue en entourant d’un trait rouge le territoire de ces chiens. Ils pensaient pouvoir affronter les Néons sur leur terrain, à n’importe quel endroit du Mur pourvu que les deux armées s’y affrontent. La suite leur a prouvé qu’ils avaient tort. Tous les combattants de la Cité réunis ne parviendraient pas à défaire les Néons.
La Lame grogna, la banane au ras des yeux :
— Si je comprends bien, t’es en train de nous expliquer qu’on a aucune chance de réussir ?
Blue hocha la tête.
— En lançant nos hommes tous ensemble à l’assaut du Mur, aucune chance, effectivement…
— Alors qu’est-ce qu’on fout ici ? s’énerva La Lame.
Blue se redressa, visiblement pas satisfait d’être sans cesse interrompu. Il jeta un regard noir aux deux Skins qui se filaient des grandes claques sur les cuisses en frimant la tête du Jongleur. Il devait avoir envie, peut-être, de leur flanquer une mornifle[22] pour les faire taire. C’aurait été, chez les Skins, sûrement très mal vu.
— Il y a un mais, lâcha Blue.
— J’t’ai pas entendu dire mais, rétorqua La Lame.
— Si tu me coupais pas sans arrêt, j’aurais eu le temps de l’dire !
La Lame soupira.
— T’es trop lent, Blue. T’es là, tu jactes, tu jactes et on sait toujours que dalle sur c’que t’as dans la tronche ! Accouche une bonne fois et on te dira si le marmot est à notre goût.
Blue sembla un instant désarçonné. J’étais certain que ce n’était pas comme ça du tout qu’il avait envisagé les choses. Je savais qu’il aimait expliquer longuement les raisons pour lesquelles ses décisions étaient les meilleures. La Lame le poussait au cul et il n’appréciait pas.
— J’suis d’accord ! couina le Krishie, isolé dans un coin de la salle.
Tout le monde se retourna vers lui.
— T’es d’accord pour quoi ? demanda Blue.
— J’suis d’accord ! répéta le Krishie avec une curieuse voix de fausset. J’suis d’accord pour tout !
La Lame leva les yeux vers le plafond défoncé de la coupole.
— Est-ce quelqu’un peut faire taire cet imbécile avant que je ne l’enfonce dans le ciment à coups de talons ?
Le Krishie se mit à regarder ailleurs et la boucla définitivement. Ça virait folklo. Les Néons, s’ils nous entendaient, devaient plutôt se fendre la pipe. Ce Mur, tel que c’était parti, je l’envisageais inviolé pour un sacré bout de temps.
***
L’Errant, disposant pas de miroir, pouvait pas se contrôler la physionomie, pas juger de son boulot au rasoir. Il vérifiait du plat de la main, se passant soigneusement la paume sur le crâne, pour voir si des fois, un épi vicelard serait pas passé à travers du carnage. Il avait la tête en feu, se supposait la peau enflammée et rouge, mais il décida que ça devait coller. Ces enfoirés, dont il entendait d’ici les rires gras, n’allaient tout de même pas lui vérifier le citron à la loupe.
De toute façon, sachant pas quand allait se terminer cette réunion, il pouvait pas s’attarder davantage.
Le poignard, qu’il portait habituellement scotché à la cheville, il le glissa dans sa manche et le fixa avec un lambeau d’adhésif. Il reprit son fusil dont il avait bazardé la lunette, inutile désormais, et le remit sous sa robe, plaque sur son flanc droit.
Il ferma un instant les yeux, prit une profonde inspiration, comme s’il s’apprêtait à passer un bon moment sous la flotte, et sortit dans la rue.
D’une démarche un peu raide, son fusil lui favorisant pas l’élégance, il se dirigea directement vers la coupole.
***
Blue traça rageusement quatre croix rouges à divers endroits du Mur. Il insista à grands coups de craie sur la quatrième qu’il encercla finalement.
— Nous devons attaquer successivement ces trois premiers points, mais (il pointa la croix entourée d’un rond) c’est ici que nous passerons.
La Lame croisa les bras.
— Tu fais diversion, en somme ?
— Oui, mais pas une diversion bidon. Pas question d’envoyer trois quatre pékins harceler les Néons. Si vous les avez observés un peu, vous devez savoir qu’ils ne se regroupent qu’en fonction de l’importance de l’attaque. Ils n’arrivent pas à trois cents sur un individu isolé qui leur balance des pavés. Pour les désorganiser réellement, il faut que chaque assaut soit sérieux. Que les combattants foncent comme s’ils devaient vraiment passer ! Lorsque nous attaquerons le quatrième emplacement, avec le plus fort de nos armées. Il faut que les Néons soient en pleine panique, qu’ils ne sachent plus où donner de la tête. Je suis persuadé qu’ils perdront un temps énorme avant de comprendre ce qui se passe.
La Lame semblait pas convaincu. Les deux Skins s’étaient rapprochés et observaient les croix rouges avec un sérieux qu’on ne leur connaissait pas.
— Et pourquoi on attaquerait pas tous ensemble ? grogna le Saignant.
— Les Musuls s’y sont brisé les reins, répéta Blue. Et nous ne sommes guère plus puissants que les seuls Musuls de cette époque.
La Lame se lissa de nouveau la banane. Ça devait être, chez lui, un signe de nervosité.
— Une seconde ! s’exclama le Bouleur qui m’avait fouillé, et qui avait jusqu’ici suivi les débats sans prendre la parole. Comment tu comptes répartir nos hommes dans ces assauts ?
Blue hocha la tête. Il attendait visiblement la question.
— Évidemment, soupira-t-il, chacun de nos clans combattant séparément serait sans doute plus efficace, mieux coordonné qu’un mélange. Mais je ne vois pas comment nous pourrions décider qui lancerait le dernier assaut…
— Moi non plus, grinça le Bouleur qui se comportait comme si Blue cherchait à l’arnaquer.
Je n’étais d’ailleurs pas tout à fait sûr que Blue n’ait pas cherché à le faire. Il tâtait le terrain, prudemment, du bout des doigts.
— Alors ? insista le Bouleur.
— Nous devons diviser nos combattants en quatre divisions, numérotées en ordre de valeur. Les hommes faisant partie de la troupe numéro un se réuniront et lanceront le premier assaut. Et ainsi de suite. Étant bien entendu que les combattants les plus valeureux doivent figurer dans l’armée qui lancera l’ultime attaque.
— Les chefs de clans aussi ? demanda La Lame.
Blue gloussa.
— Ça me paraît difficile de faire autrement.
Le Bouleur ne démordait pas de sa méfiance.
— Et qui commandera les assauts ? Nous sommes cinq clans de combattants réunis ici, et je compte pas l’autre abruti là-bas…
Il montra du doigt le Krishie qui semblait dormir, assis au pied d’un pilier.
— … Cinq clans pour quatre attaques différentes.
Blue fit la grimace.
— Je pense que le commandement des trois premiers assauts n’a pas réellement d’importance, murmura-t-il. C’est le quatrième qui doit réussir.
— Alors qui commandera le quatrième ? s’impatienta le Bouleur.
— Moi, fit Blue, simplement.
Je le trouvai gonflé.
— Mon cul ! hurla La Lame.
***
Marrant se roulait une clope avec l’épais tabac noir que lui avait ramené le Jongleur. Il s’appliquait, un bout de langue tiré dans l’effort. Bulldozer, assis à ses côtés, les coudes appuyés sur les genoux, le regardait faire, fasciné. Y avait sûrement pas un autre type dans cette Cité capable de fabriquer une sèche comme le Marrant. Du cousu main. Cylindrique, idéalement tassée à chaque extrémité, le papier bien lisse, il aurait pu en faire un commerce. Vu la rareté du tabac, il y avait peu de fumeurs dans la Ville, excepté chez les Skins qui, eux, mangeaient, buvaient et fumaient n’importe quoi. Au rythme où ils allaient, ils finiraient par becter de la poussière noire et par en crever. C’était peut-être eux, finalement, les vrais mutants de la Cité.
— T’as l’air soucieux, Marrant ?
Marrant faillit rater le léchage de son papelard gommé.
— Moi ? s’étonna-t-il.
— Ouais, fit Bulldozer. T’as ton ricanement des mauvais jours.
— Des conneries ! grogna Marrant.
Bulldozer haussa les épaules et n’insista pas. Il se replongea dans la contemplation de la coupole, cent mètres plus loin.
— Je me demande quand ils vont sortir de là-dedans ? souffla-t-il.
— Moi, déclara Marrant en craquant une allumette, ce que j’me demande, c’est ce qui va sortir de là-dedans.
— Si c’est long, c’est que c’est bon, décida Bulldozer.
— Ah ouais ? fit Marrant, amusé.
Bulldozer grogna et se mit à regarder le Krishie qui passait entre le clan des Skins et les Patineurs, en direction de la coupole.
— Hé ! s’écria Bulldozer. Frime cette lavette ! Il a pas les jetons de venir se balader ici !
Marrant leva les yeux vers le Krishie qui continuait à avancer, le bras droit plaqué contre le corps, insensible aux plaisanteries obscènes des Skins. Le Patineur tira une profonde bouffée de fumée âcre et plissa les yeux.
— Mais où il va comme ça, celui-là ? murmura-t-il, comme s’il se parlait à lui-même.
***
Ça fait des mois que je surveille les Néons, se défendit Blue. L’emplacement du quatrième assaut, j’le connais par cœur. Je sais chaque blockhaus, chaque pouce de terrain, chacune des inscriptions tracés sur le Mur.
SOYEZ VIGILANTS.
Bon Dieu, j’en rêve la nuit de cette phrase ! Y a pas un type ici qui connaît mieux que moi cet endroit.
— Rien du tout ! cracha La Lame. C’est le plus ancien qui doit prendre le commandement ! Et le plus ancien ici, c’est moi.
— Qu’est-ce que t’en sais ? demanda l’un des Skins.
La Lame fronça les sourcils.
— Dis donc, gamin ! Tu vas pas prétendre être plus âgé que moi ?
— Qu’est-ce que t’en sais ? répéta le Skin obstiné.
De nouveau, la tension montait sous la coupole. Mais j’étais moins inquiet que précédemment, Blue n’étant plus sur la sellette.
Le Bouleur écarta les bras.
— On n’y arrivera jamais comme ça, déclara-t-il. On devrait voter.
La Lame ouvrit des yeux ronds.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
***
À droite, les Skins, à gauche, les Patineurs, plus loin encore tous les autres, la situation manquait de confort. L’Errant avait la pénible impression d’être au centre d’une arène. Il serrait les dents à s’en briser les molaires pour ne pas céder à la panique. Ça, évidemment, c’était tout autre chose que de flinguer, du haut d’un immeuble, une poignée de mômes ou un isolé. Il marchait sur la langue du loup.
Les Skins le regardaient passer, ricanant et proférant des insanités.
— Hey, Krishie ! Viens me sucer !
L’Errant frimait droit devant lui, halluciné par la porte de la coupole. Il eut une seconde, rien qu’une seconde, envie de découvrir son fusil et de tirer dans le tas. De leur faire avaler leurs insultes. Inconsciemment, fuyant sans doute la virulence verbale des Skins, il avait légèrement dévié de sa trajectoire et se trouva plus près des patineurs que prévu. Ce clan-là, s’il était plus calme, n’en était pas moins dangereux. La plupart des Patineurs étaient assis sur le trottoir défoncé. Ils discutaient tout en l’observant.
Encore trois pas et il serait passé…
Il entendait l’infernal cliquetis des roulettes qui tournaient dans le vide. D’autres insultes des Skins, encore…
Avance, Errant, tu y es presque ! Déjà, ils sont derrière toi. Ils ne te voient plus que de dos.
Une goutte de sang tiède coula sur sa nuque.
***
Marrant tira de nouveau une bouffée de tabac noir et s’en bloqua les poumons. Il regardait toujours le Krishie qui approchait à présent de la coupole. Ce Krishie-là l’inquiétait. Quelque chose dans la démarche ou dans… Une anomalie dans le comportement général. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il allait faire là-bas, cet idiot ?
— Au fait Marrant, commença Bulldozer, tu…
— Attends une seconde ! le coupa Marrant.
Le Patineur gloussa nerveusement et se leva.
Krishie ! hurla-t-il. Viens voir ici !
L’Errant sursauta et accéléra le pas. Rien que dix mètres encore… Les Skins, intrigués, avaient brusquement cessé de se marrer. La coupure de l’Errant, sur l’arrière de son crâne, là où il avait été moins facile de guider la lame, saignait plus abondamment. Il en sentait la chaleur dégouliner sur son cou, imprégner la robe orange.
— Arrête-toi Krishie ! s’égosilla Marrant.
Les Skins commencèrent à s’agiter.
Bulldozer roulait des yeux comme des boules de loto, pigeant pas vraiment quelle mouche piquait son pote.
L’Errant grimaça. Échouer si près du but… Il s’élança vers les marches.
— Nom de Dieu ! jura marrant. Vas-y Bull ! Fonce !
Bulldozer était sûrement le Patineur le plus impressionnant du clan. Lorsqu’il lançait sur roulettes son imposante masse de muscles et de graisse, rien ni personne ne pouvait l’arrêter. Il traversa, véritable bombe humaine, l’esplanade et fondit sur l’Errant. La scène était projetée au ralenti. Marrant s’était mis à ruisseler comme une éponge gorgée d’eau. Un cauchemar. Il vit le pseudo-Krishie soulever sa robe et sortir un fusil à décorner un rhinocéros, épauler calmement.
— Bull !
Une secousse lumineuse, suivie d’un choc sourd qui se répercuta en ondes poisseuses autour des ruines. Puis Bulldozer, lancé à fond de train, qui se perdait dans ces allures. Il tricotait, le Patineur, ivre de vitesse et de douleur. Personne n’aurait pu jurer que ses patins touchaient encore le sol.
L’Errant écarquilla les yeux, surpris, et tira une seconde fois, sans viser. Les plombs explosèrent, s’éparpillèrent, brûlant, dans l’abdomen de Bulldozer. Ça lui fit, juste avant de mourir, l’impression qu’il venait d’avaler de la viande pourrie et qu’il allait pas tarder à gerber. Son cadavre déchiqueté percuta l’Errant de plein fouet.
L’Errant sentit une des pointes acérées d’un des patins lui déchirer la joue. Il ignorait si le sang qui éclaboussait les premières marches de l’escalier était le sien ou celui du patineur. Il n’avait qu’une idée en tête, reprendre son fusil qui lui avait échappé des mains et se relever…
***
Le premier coup de feu éclata comme le tonnerre sous la coupole alors que le Bouleur tentait d’expliquer à La Lame ce que signifiait : voter. Les hommes étaient pétrifiés, comme figés dans une coulée de lave. Seuls leurs regards vivaient, glissaient rapidement sur les autres chefs de clans, lourds de soupçons, jaugeant déjà, peut-être la valeur de l’adversaire.
Le second coup de feu, curieusement, libéra tout le monde. Ce fut une ruée générale vers la porte. Seul le Saignant Rubis et moi-même restâmes immobiles tellement persuadés que, de toute façon, cette réunion ne pouvait s’achever que comme ça, en boucherie générale.
— Bordel de merde ! jura La Lame dont j’avais pu mesurer, en quelques secondes, les étonnants réflexes de combattants. Où est cette putain de clef ?
Je frimais la bousculade, sans bouger d’un pouce.
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L’Errant coincé sous le corps de Bulldozer, tarda à se dégager, s’empêtrant dans les pans de sa robe. Il sentait une torpeur étrange l’envahir, comme une envie de rester allongé là, en bas des marches, et s’endormir. Tout tournait autour de lui, la coupole et les combattants des divers clans qui marchaient sur lui d’un même mouvement. En un éclair de lucidité, il comprit qu’il avait échoué, que son geste, au lieu de diviser, allait rapprocher tous ces hommes, sceller définitivement leur accord. Il empoigna rageusement sa dague.
***
Marrant posa son patin sur le fusil de l’Errant. À ses côtés, tout contre lui, un Youve sortit tranquillement de son holster un 9 mm Parabellum et visa la tête de l’Errant qui, devenu complètement fou, fouettait l’air de son poignard.
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Je ne sais pas si la mort de Bulldozer y fut pour quelque chose, mais Blue fut élu.
Mèche-Bleue commanderait la quatrième attaque contre les Néons. Et La Lame venait d’apprendre qu’un chef pouvait être désigné sans qu’il soit obligé de flinguer ses concurrents. La découverte le rendait songeur.